« Alors que j’étais enfant, j’avais l’occasion de partir « une journée à la mer » grâce au comité d’entreprise de Nord aviation des Mureaux (Seine, aujourd’hui Yvelines) où travaillait alors mon père. Ces voyages s’effectuaient bien sûr en autocar, lequel passait nous prendre à Condécourt (en Seine-et-Oise, maintenant dans le Val-d’Oise) pour nous emmener vers une plage de la Manche, en Normandie ou en Bretagne. À l’époque, dans les années cinquante et soixante, alors que j’avais sept ans, devinez quels étaient les véhicules d’excursion. Des Chausson ANH, puis ANG ou des Berliet PH, alors que des Chausson AP 48 « nez de cochon », puis AP 52, nous transportaient de notre campagne vers la grande ville de Meulan, au marché du lundi. Peu de gens avaient une voiture ; c’est ainsi que le car qui effectuait cette ligne était plus que bondé, tous les strapontins abaissés condamnant l’allée centrale et étant par ailleurs envahis en-dessous de sacs à provision bien garnis de légumes et autres achats… Le moteur à l’avant, sous l’immense capot en tôle, se faisait bien entendre et les poireaux et autres poissons savaient se faire remarquer parmi les effluves de gas-oil ; les bruits et les odeurs, déjà… Les jours d’excursion, le départ se faisait très tôt avant le lever du soleil, même s’il fallait se lever de très bonne heure car la route était longue — la mer était si loin –, on avait les yeux grands ouverts.

Pensez donc : on partait en voyage ! Alors, bien évidemment, quand le grand et beau car d’excursion arrivait sur la place du village, avec son moteur au bruit feutré et ses chromes luisants, c’était autre chose ! Un ronronnement inhabituel, là-bas derrière les maisons, deux phares jaunes qui avancent lentement, car le chauffeur ne connaît pas si bien les lieux que celui du car habituel, le voilà qui arrive, là, sur la place du village. Tiens, la porte s’écarte et se range sagement et sans bruit sur le flanc du car ; c’est pourtant aussi un Chausson, car c’est écrit là, sous les ailes rouges. Sur celui de « d’habitude », les portes se plient en soufflant très fort puis se claquent méchamment entre elles… « D’habitude », on monte et on paye ; là, un homme apparait sur le seuil pour nous accueillir et nous appeler par notre nom : la classe ! Ca y est, on est à bord et… oh les beaux sièges bleus ! Et moelleux avec ça ; il y a même des repose-pieds ; tiens, on entend de la musique, enfin on devine, car si on ne voit pas le moteur — au fait où est-il , je n’ai pas vu de capot en montant ? — on entend bien son bourdonnement qui semble venir du dessous, juste là sous mes pieds. J’apprendrai plus tard que ce beau car s’appelle un ANH. Bien, quand tout le monde est monté, il n’y a pas de retardataire, le moteur vrombit et le car se met en marche… vers Saint-Malo, vers la mer, vers le Mont Saint-Michel, là-bas en Normandie ! Décidément, il n’a vraiment pas le même bruit que « d’habitude ». Alors on roule, on roule sans s’arrêter comme « d’habitude », dans tous les villages traversés ; d’ailleurs, « ils » doivent tous dormir encore ; et puis le car est complet, alors… Et puis, bercé comme on est, je m’endors. « Touche pas à ça ! » Sans doute ai-je rêvé, car, en me réveillant, alors que le moteur vient de s’arrêter, j’étais en train de conduire le car, mais sans consistance, comme ça, simplement ; étrange sensation… Alors, pendant que tout le monde descend en s’exclamant sur la beauté du lieu — nous sommes sur le parking des cars au pied du Mont Saint-Michel — voilà que je m’approche de la porte de sortie… Notre « beau car » se range juste au pied du Mont Saint-Michel, là sur le parking gratuit ; en 1956, c’était tout à fait possible.

60 ans plus tard… J’y suis retourné en 2011 avec « mon car », un S 53 R de 1987, juste avant l’absurde interdiction de 2012 de s’approcher de la merveille de l’Occident : « prenez la navette » qu’ils disent, et n’oubliez pas de payer — fort cher — votre place de stationnement pour autocar à plus de 2 km de là ! Et juste avant de descendre du car, alors là, j’ose ! Moi, à sept ans, je touche ce beau volant couleur ivoire ! Fascinant, ce beau volant, quasiment planté au milieu du pare-brise, c’està- dire tout proche de l’allée ; allez, j’ose, je le touche au passage !

Ça y est, je l’ai comme caressé, et c’est un moment envoûtant dont je me souviendrai tout au long de ma vie ! Mais ça n’a pas duré longtemps, car une voix grave hurle aussitôt : « Touche pas à ça » ! Ça, je m’en souviendrai aussi, en me jurant plus tard que je n’interdirai jamais à quiconque, et surtout pas à des enfants, de s’asseoir au poste de conduite et de poser les mains sur un volant, fût-il d’autocar. C’est trop bien !

La suite des visites se passe fort bien, mais les meilleurs moments seront bien, pour moi, les instants où je suis monté et descendu du car, côtoyant ce fabuleux volant, objet de tous mes fantasmes. Et ça fuit toujours… Le moteur est bien situé sous mes pieds, c’est sûr !

Le retour, toujours de nuit, est ponctué de moult arrêts dus, semble-t-il, à des problèmes de fuites d’huile au moteur : le chauffeur, qui paraît inquiet, descend souvent et va sous le côté gauche faire je ne sais quoi, parlant sans cesse de « Chatterton qui ne tient pas » en rentrant les mains pleines d’huile.

Tout cela m’effraie beaucoup, surtout pour la propreté de « mon beau volant », tout en confirmant que le moteur se trouve donc bel et bien là, juste sous mes pieds ; je suis à l’époque plutôt installé à gauche. Côté route, pour mieux voir.

Enfin, au beau milieu de la nuit, nous arrivons en pleine campagne où l’on nous intime l’ordre de changer de car. C’est à regret qu’on quitte ce beau car bien chauffé pour monter dans un car Chausson, comme ceux de « d’habitude », tout froid, tout moche avec des banquettes toutes dures et dont le moteur sous son grand capot fait un bruit d’enfer, en vibrant de tout son corps : furieux sans doute d’être dérangé en pleine nuit ; les cars auraient donc une âme ? Triste fin pour cette excursion où il faisait si bon vivre !

Épilogue
Quelque 60 ans plus tard, me voici devant la collection Orain à Messac (Ille-et-Vilaine) lors du voyage organisé à l’occasion de l’assemblée générale de mon association Car-Histo-Bus (www.car-histo-bus.org). En voyant le contenu d’un des hangars, mon sang ne fait qu’un tour et je m’empresse de réitérer le geste heureux de mes jeunes années : je monte dans le superbe ANG et je touche le volant ! Me croiriez-vous si je vous avouais que j’ai retrouvé en cet instant les mêmes sensations qu’alors ? Et pourtant, depuis lors, j’en ai manoeuvré des volants de Chausson : ceux d’APU 53, d’APVU 1, 2, 3, 4 et 5 de la RATP. Mais là, c’était un volant d’ANG, alors… Et je me suis même permis de m’asseoir au poste de conduite, mais là, ça frisait la gourmandise.

Maintenant je sais ! Ce beau car était un Chausson ANH, modèle qui évoluera en ANG. »

Réponse : On s’y croirait ! Chacun sa madeleine de Proust… Puisse ce petit texte faire des émules… À vos plumes et vos claviers !

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